Cette histoire se passe au 18e étage d'une HLM du 13e arrondissement parisien. L'appartement est quelconque, mais surtout rose (oui parce que bleu, c'est déjà pris). Il y a un miroir avec un cadre en bois accroché à l'entrée, sur le mur du couloir. Le meuble du salon est ornementé d'une vingtaine de babioles, dont la plus imposante -- une simili sculpture couleur bronze-- représente un berger allemand assis et qui semble regarder fixement au loin. Un bocal avec des pastilles de menthe aussi. Un téléphone gris. Du fil blanc. Une paire de ciseaux. Le canapé clic-clac noir est orienté vers la porte fenêtre. Il y a un poste de télévision à droite de celle-ci. Il y a aussi des miettes de pain sur le canapé. On voit sur le mur du petit couloir des photos noir et blanc datant des années 1910-1920, à en croire celle où apparaît deux soldats appuyés sur une même table. Ils ne sourient pas. Celui de droite qui a une paire de gants blancs dans la main gauche est mort au front à Verdun, abattu d'une balle dans le front, à Verdun. Mais au front. L'autre, plus petit, n'avait que 16 ans quand il s'engagea dans l'armée française. Il en avait 40 quand il alla en Allemagne au STO peu de temps après son mariage à Saint-Jean-du-Doigt. Il faillit mourir de dysenterie là-bas, il fut sauvé grâce au sucre qu'un Russe lui donna à manger. Cette photo et la statuette du chien sont tout ce qui lui reste de son père, à Roseline. Au fond du couloir, ce sont les toilettes dans lesquelles est affichée une collection de 11 calendriers de l'année en cours. Un des calendriers dispose d'une pendule au bruit entêtant. Les pompiers regardent l'équipe des poussins du club de foot du quartier. Le chaton blanc de la Poste du mois de novembre regarde quant à lui le petit chalet fleuri des Alpes du calendrier de l'esthéticienne. A côté, la chambre. Sur le lit reposent trois coussins roses et un dessus de lit en vert kaki. Y trone aussi le dernier numéro de Télé Loisirs, ouvert à la page 17, celle où on y raconte le retour de Roch Voisine au 1er plan de la scène musicale française. La chanson française est vraiment fournie de talents incroyables et inoubliables.
Ce soir là, Roseline, 58 ans, célibataire, 1m54, 62 kilogrammes, d'origine poitevine, d'un caractère tendre, très appréciée de ses collègues, reprit du reblochon pour finir son pain, attablée devant la téloche. Son estomac produisait des borborygmes. Elle regardait France 2, la météo notamment. Demain il fera 3 à Troyes. Et 4 à Paris. Et 7 à Sete. Elle se dit qu'elle prendra alors certainement son petit gilet vert pour aller travailler. Roseline se leva et commença à débarrasser la table lorsqu'elle resta scotchée devant l'écran de télé. Elle écarquilla les yeux, ouvrit grand la bouche en forme de O, poussa un cri de surprise, teinté d'effroi. Elle cligna des yeux une fois, puis deux. Elle laissa tomber par terre son assiette remplie de croutes de reblochon et se prit la tête avec les mains. Elle hurla "NOOOOOOOOOOOOOON", alla vers la fenêtre, l'ouvrit, se jeta dans le vide et mourut de suite, écrasée comme une merde sur le tarmac du trottoir devant la tour.

Ce soir là, le tirage du loto national avait sorti les 6 numéros que Roseline avait coutume de jouer pendant plus de 30 ans sans que ceux-ci ne sortent pour autant. Mais la crise aidant, Roseline avait décidé d'arrêter de jouer au loto il y a 2 semaines, économisant ainsi près de 10 euros par semaine, soit 2 tranches de jambon, 3 baguettes de pain, un kilo de pomme et un kilo de poire. Ce soir là, le destin tragique de Roseline avait frappé.