Résumé des épisodes précédents : http://www.bonpourtonpoil.ch/?p=700

Chapître 88 - Où l'amour est plus fort que la douleur de se retrouver seule sur Jupiter

"Je suis sincèrement désolé" avait murmuré Jean-Brad à Kévina. Il y avait de quoi. Leurs retrouvailles venaient lamentablement de s'échouer dans la choucroute. Kévina ne sentait plus du tout le Chanel n5 offert en cadeau dans sa boite de céréales Kellog's special K fibres & thon qu'elle appréciait déguster dans un bol de lait bio allégé 0% sans sucre sans caféine ni théine au bifidus super actif bourré à l'Oméga 3, 6, 9 et au Delta Tango-Charlie-me-reçois-tu? Elle sentait désormais la saucisse polonaise, la bière belge, le chou canadien et la croute terrestre. La choucroute quoi. Quelle honte. Elle avait plein de garniture sur les cheveux, de sorte que Jean-Brad avait du mal à différencer entre ses fausses mèches blondes et le vrai chou blanc.
Jean-Brad venait de la lâcher subitement sur la petite table du salon remplie de victuailles alors que peu de temps auparavant il la tenait encore fermement dans ses bras pour l'emmener faire l'amour dans le bureau avec la clef anglaise.

"Je n'ai plus senti ma force, je devais te lâcher" ajouta-t-il. Et pour cause ses bras étaient en coton. Il s'était résigné à lâcher prise, il n'aurait même plus pu claquer des doigts tellement il n'avait plus de force. Car ils avaient passé toute leur après-midi à jouer à la Wii à "Tout le monde veut prendre sa place contre les lapins encore plus crétins" pour fêter le retour de Kévina après ses deux semaines d'absence. La Wii, c'est bien, pensa-t-il, mais à deux, c'est mieux. On ne s'aperçoit que trop tard que c'est dangeureux quand on est amoureux. Et puis surtout, ça fait mal aux bras.

Kévina, enduite de choucroute, allongée sur la petite table les jambes légèrement écartées, se remémora avec effroi cette position qu'elle avait arborée au cours de ces deux dernières semaines, éloignée de tout, éloignée de tous, éloignée de lui, son bel amant. Elle avait été enlevée par des extra-terrestres deux semaines auparavant, alors qu'elle revenait du club de bridge Bridget Jaune, tard dans la nuit noire. Elle avait ensuite passé tout ce temps allongée sur une table froide, nue et enduite d'un liquide visqueux et nauséabond, très salé, les jambes écartelées, comme chez le gynécologiste chez qui elle adorait aller comme toutes les femmes, n'est-ce-pas ? On l'avait passée au scanner, on lui avait pris son sang, des cheveux, de la peau, une dent, un nez, alouette. On lui avait injecté des substances qui lui brûlaient le corps, d'autres qui n'avaient aucun effet, d'autres qui la faisaient se sentir bien et toute gaite. Elle avait ri, aaaahh la vache, mais qu'est-ce qu'elle avait ri. On lui avait parlé dans une langue inconnue. Tout ce qu'elle sut de son ravisseur était probablement son prénom, car "on" était inscrit sur son espèce de poitrine velue et immense, mais belle, mais velue. On était un extraterrestre, à n'en pas douter. Car on ne fait pas 150 fois le tour de la Terre en une heure avec les seuls avions humains, elle en était persuadée. C'est tout ce qu'elle avait retenu des cours de maths qu'elle avait suivis. Elle avait fait statistique à l'université.
Elle avait eu aussi très peur et beaucoup pleuré durant sa captivité. Elle s'en était même voulue de s'être faite piéger si facilement par ce con d'on. Elle s'était jurée ne plus jamais rentrer chez elle en stop dans une brouette les soirs de bridge. D'ailleurs elle s'était juré de ne plus jouer au bridge, car elle n'avait jamais rien compris aux petits chevaux. Puis on l'avait relachée dans la jungle de Bornéo sans donner d'explications. Il faut dire qu'elle ne comprenait rien à ce qu'il lui avait baragouiné pendant ces deux semaines. On aurait bien pu lui chanter la Traviata de Bizet qu'elle ne l'aurait pas reconnue. Dans la musique classique, elle préférait Coxie, sans contestations.

Kévina revint à ses esprits, se lécha langoureusement le pourtour des lèvres et annonça d'une voix mélancolique et frénétique : "Pourquoi, Jean-Brad, pourquoi ? Toi aussi tu souhaites donc ma perte ? Alors pourquoi, pourquoi tant de sel dans cette choucroute ?" Jean-Brad s'excusa de nouveau et déclara qu'il ne pensait pas que les retrouvailles dans les victuailles allaient être aussi désastreuses.
"Excuse-moi ma paquerette orientale, je ne souhaitais que notre bonheur, une bonne choucroute et hop, au lit. Je m'étais dit que tu apprécierais. Je ne suis qu'une sotte. Allez, viens, viens vite, courrons de ce pas dans le bureau, brûlons les étapes, oublions la boustifaille alsacienne, et tirons un trait sur mon geste absurde". Ils rirent d'un éclat si fort que ce qui restait de choucroute lui glissa des cheveux. Elle lui pardonna, lui, son bel amant, se releva d'entre les saucisses et les lardons, se rinça les dents et les pieds, et le rejoignit dans le bureau. C'est cette nuit-là que Jean-Brad et Kévina conçurent leur bout de chou, Fleur.